Le manuscrit de Dom Adson de Melk, traduit en français d’après l’édition de Dom J. Mabillon (aux Presses de l’Abbaye de la Source, Paris, 1842)

Le titre est donné en français dans l’édition originale. Quant à la date qui inaugure le roman, il y a peu de choses à tirer : le 16 août 1968, chacun pourra aller voir ce qu’il s’est passé dans une bonne encyclopédie. Et effectivement, quelques jours plus tard, l’entrée des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie met fin au Printemps de Prague. L’incipit remplit naturellement sa fonction de cadrage narratif en faisant appel à des éléments de la réalité que tout lecteur cultivé peut trouver. Premier tour de passe-passe, l’auteur putatif du manuscrit qu’on va lire n’est pas Umberto Eco lui-même, mais un autre. Eco prend ses distances, il procède à un décalage narratif proche de l’ironie textuelle.


Vetera analecta, sive collectio veterum aliquot operum & opusulorum omnis generis, carminum, epistolarum, diplomatun, epitaphiorum, &, cum itinere Germanico, adnotationibus & aliquot disquisitionibus R. P. D. Joannis Mabillon, Presbiteri ac Monachi Ord. Sancti Benedicti e Congregatione S. Mauri. - Nova editio cui accessere Mabilonii vita & aliquot opuscula, scilicet Dissertatio de Pane Eucharistico, Azymo et Fermentato, ad Eminentiss. Cardinalem Bona. Subjungitur opusculum Eldefonsi Hispaniensis Episcopi de eodem argumento Et Eusebii Romani ad Theophilum Gallum epistola, De cultu sanctorum ignotorum, Parisiis, apud Levesque, ad Pontem S. Michaelis, MDCCXXI, cum privilegio Regis.

Voir l’article consacré entièrement à ce titre.


Texte originel Traduction
Montalant, ad Ripam P. P. Augustinianorum (prope Pontem S. Michaelis) Montalant, au Quai des Pères Augustins (à côté du pont Saint-Michel)

L’actuel Quai des Grands-Augustins, à Paris.


En me retraçant ces détails, j’en suis à me demander s’ils sont réels, ou bien si je les ai rêvés…

En français dans le texte. Citation de Gérard de Nerval, Sylvie, chapitre 8.
Cette référence intertextuelle nous amène à la fonction du souvenir dans le roman. Quelle part a prise la mémoire à l’écriture de la fiction ? Dans quelle mesure, consciente ou non, l’invention a-t-elle pallié une mémoire trop déficiente ?


La version castillane d’un opuscule de Milo Temesvar, De l’utilisation des miroirs dans le jeu des échecs, que j’avais déjà eu l’occasion de citer (de seconde main) dans mon Apocalyptiques et intégrés, en rendant compte de son plus récent les Marchands d’Apocalypses. Il s’agissait de la traduction introuvable de l’original en langue géorgienne (Tbilissi, 1934), et dans ces pages, à ma grande surprise, je lus de copieuses citations du manuscrit d’Adso, sauf que la source n’était ni Vallet ni Mabillon, mais bien le père Athanasius Kircher (quel ouvrage au juste ?).

Eco joue avec son lecteur et construit un climat de connivence particulièrement fin : le caractère rocambolesque des voyages du manuscrit, son caractère sibyllin, les lieux mêmes qui sont précisés (Pragues, faisant penser à Kafka, Buenos Aires, à Borges et sa bibliothèque infinie, grand forgeur de la littérature). Nicolas Rieder précise que ces références recèlent « des indices de fictionnalité plus que de référentialité » et il y a fort à parier que tout lecteur, indépendamment de son degré d’expertise, doute de l’authenticité du propos.


Texte originel Traduction
Liber aggregationis seu liber secretorum Alberti Magni, Londinium, juxta pontem qui vulgariter dicitur Flete brigge, MCCCCLXXXV. Le Livre des Pensées Accumulées ou Le Livre des Secrets d’Albert le Grand, Londres (à côté du pont communément appelé le Flete Bridge (Bridge of Flete)), MCCCCLXXXV (1485).

Le Liber aggregationis est une collection de textes en latin, comprenant essentiellement deux parties dès le XVe siècle : Liber de virtutibus herbarum, lapidum at animalium et De mirabilibus mundi, souvent reliées par d’autres textes.

Le mille-feuille référentiel est déjà bien préparé.

Concernant le Flete Bridge, il m’a été difficile de trouver sa localisation exacte à Londres. En fait, ce topogramme est précieux pour les archivistes, car il permet de classer les nombreuses éditions du Liber selon son lieu d’édition.

Voir l’article de présentation de l’Atelier Vincent de Beauvais.
Image : Albert Le Grand, Liber aggregationis, Besançon, BM, Inc. 762, f. 1.


Les Admirables Secrets d’Albert le Grand, à Lyon, chez les Héritiers Beringos, Fratres, à l’Enseigne d’Agrippa, MDCCLXXV [1775];
Ouvrage authentique disponible sur Gallica.


Secrets merveilleux de la Magie Naturelle et Cabalistique du Petit Albert, à Lyon, ibidem, MDCCXXIX [1729]


Interjections en français dans le texte, caricaturales du Français excessivement romanesque (?). Quoi qu’il en soit, le paragraphe pose un problème de fond concernant la traduction : faut-il tout traduire, au risque de perdre des subtilités culturelles, linguistiques, etc., ou bien faut-il tenter de préserver l’authenticité du texte, « un air d’époque ». Le propos est clairement ironique dans ce contexte, les exemples donnés ressortissant plus du lieu commun de la comédie de boulevard que du trait culturel ou sociolectal typique.

On retrouve, dans Les Trois Mousquetaires de Dumas, ce passage, provenant du chapitre XXIII :

— Oh ! les femmes ! les femmes ! s’écria le vieux soldat, je les reconnais bien à leur imagination romanesque ; tout ce qui sent le mystérieux les charme ; ainsi vous avez vu le bras, voilà tout ; vous rencontreriez la reine, que vous ne la reconnaîtriez pas ; elle vous rencontrerait, qu’elle ne saurait pas qui vous êtes.

C’est M. de Tréville qui parle. J’ai découvert cela après ma lecture du Nom de la rose. L’emploi du pluriel n’essentialise plus vraiment le sexe féminin, mais l’idée du romanesque reste bien présente.


Texte originel Traduction
In omnibus requiem quaesivi, et nusquam inveni nisi in angulo cum libro. J’ai cherché le repos dans toute chose, et je ne l’ai trouvé nulle part, sauf dans un coin, avec un livre.

Sorte de devise latine généralement attribuée à Thomas a Kempis (v. 1380-1471) dans son Imitation de Jésus Christ. Il s’agit, selon Rémi Mathis, d’une phrase à l’origine mal cernée, écrite et récrite, mal lue et par conséquent mal recopiée, qu’on peut rapprocher de ce que Genette appelle une forgerie (à toute petite échelle).
Cette phrase a, apparemment, un certain succès sur internet. Je laisse R. Mathis en faire une petite explication forcément restrictive : « quelle plus belle image pour illustrer le travail du littérateur, le bonheur du lecteur, forcément un peu à l’écart du désordre du monde, un peu ermite ? ».

On retrouve les mots « omnibus requiem quaesivi » dans l’Ecclesiasticus 24:11, connu en français sous le nom Siracide, l’un des livres sapientiaux de l’Ancien Testament.